Chutes de plain-pied : construire un programme de formation pour réduire un risque sous-estimé

1. Un risque banal… mais très coûteux

Les chutes de plain-pied font partie de ces risques du quotidien que tout le monde connaît, mais que presque tout le monde sous-estime. Elles ne font pas autant parler que les chutes de hauteur, les risques chimiques ou les accidents de machine. Pourtant, dans de très nombreux secteurs, elles représentent une part importante des accidents du travail déclarés. Une marche mal vue, un sol mouillé, un carton posé dans un couloir, un câble électrique qui traverse un passage, et l’incident se produit en une fraction de seconde. Lorsque l’on s’intéresse aux statistiques d’accidents du travail, on constate que les chutes de plain-pied se retrouvent dans tous les environnements : bureaux, commerces, entrepôts, chantiers, établissements de santé, plateformes logistiques. Elles touchent aussi bien des salariés expérimentés, qui “connaissent les lieux”, que des nouveaux arrivants moins familiers avec l’environnement. Ce caractère transversal, associé à la banalité apparente du risque, explique pourquoi il est si présent et si peu pris au sérieux. Sur le plan humain, les conséquences peuvent être lourdes. Derrière une expression qui semble anodine – “il a glissé” – se cachent des entorses, des fractures, des traumatismes crâniens, des lésions musculaires, parfois des séquelles durables. Certaines chutes entraînent plusieurs semaines, voire plusieurs mois d’arrêt de travail. Elles peuvent aussi fragiliser durablement un salarié, qui perd en confiance, en mobilité ou en capacité à occuper son poste. Les impacts financiers et organisationnels sont tout aussi réels. Chaque chute de plain-pied entraîne un arrêt, une désorganisation du service, un remplacement improvisé, un surcroît de charge pour les collègues. Les coûts directs (indemnités, soins) s’ajoutent aux coûts indirects (désorganisation, perte de productivité, retards, qualité dégradée). Quand ces accidents se répètent, l’effet cumulé devient très significatif pour l’entreprise, sans même parler de l’impact sur le climat social : un environnement perçu comme peu sûr pèse sur la confiance et l’engagement des équipes. Tout cela justifie pleinement la mise en place d’un programme de formation spécifique aux chutes de plain-pied, plutôt que de se contenter de quelques recommandations diluées dans une formation sécurité généraliste..  

2. Identifier les situations à risque dans l’entreprise

Construire une formation efficace suppose d’abord de partir du réel. Il ne s’agit pas de traiter les chutes de plain-pied de manière théorique, mais de relier la formation aux situations concrètes rencontrées par les équipes. La première étape du programme consiste donc à identifier, de façon structurée, les situations à risque dans l’entreprise. Dans la plupart des organisations, les zones de circulation constituent le premier sujet. Couloirs, escaliers, halls d’entrée, accès aux vestiaires, zones de passage vers les ateliers ou les quais de chargement sont autant de lieux où les salariés se croisent, se pressent, portent des charges ou se déplacent rapidement. Un sol humide à l’entrée par temps de pluie, un tapis mal fixé, une marche peu visible, et le risque augmente fortement. Les entrepôts et plateformes logistiques présentent, eux, des risques spécifiques. Les allées de circulation sont parfois encombrées de palettes, de cartons, de films plastiques arrachés qui traînent au sol. Le trafic de chariots, de transpalettes ou d’autres engins de manutention oblige les piétons à se décaler, parfois au dernier moment, dans des espaces restreints. Des irrégularités de sol, des rampes, des seuils mal signalés peuvent provoquer des trébuchements. Les bureaux ne sont pas en reste. Câbles d’alimentation ou de connexion mal rangés, boîtes d’archives posées temporairement dans un couloir, tiroirs ouverts, objets posés au sol près des postes de travail sont autant de sources de chute. Le caractère “non industriel” du cadre peut parfois renforcer la sous-estimation du risque, alors même que les chutes y sont fréquentes. Les parkings et zones extérieures présentent d’autres situations critiques. On y retrouve les effets de la météo (pluie, neige, verglas, feuilles mortes), des éclairages insuffisants, des dénivelés ou des bordures mal perçues dans l’obscurité. Les salariés peuvent glisser en arrivant ou en repartant du travail, ou en se rendant d’un bâtiment à un autre. Enfin, sur les chantiers, le terrain irrégulier, la présence de gravats, de matériels, de tranchées, de câbles ou de flexibles au sol multiplient les occasions de chute de plain-pied. À cela s’ajoute parfois la fatigue, la pression des délais et des conditions météorologiques changeantes, qui constituent un cocktail propice aux accidents. Pour objectiver ces risques, l’analyse des accidents du travail déjà survenus est précieuse. En reprenant systématiquement les déclarations d’accidents et les fiches d’analyse, il devient possible d’identifier des points communs : mêmes zones, mêmes circonstances, mêmes types de chaussures, mêmes horaires. Les “presqu’accidents”, souvent rapportés de manière plus informelle, méritent également d’être pris en compte. Une personne qui “rattrape” sa chute de justesse livre un signal très utile : la prochaine fois, l’accident sera peut-être avéré. Les remontées de terrain sont une autre source d’information à valoriser. Lorsque les salariés signalent des sols glissants, une ampoule défaillante, un tapis qui se replie systématiquement, un seuil dangereux, ces informations doivent être collectées, traitées, et intégrées à la réflexion sur la formation. Plus la cartographie des situations à risque est fine, plus le programme de formation pourra être concret, crédible et directement utile pour les participants.  

3. Les objectifs d’une formation dédiée

Une fois ce diagnostic posé, la question se pose : que doit permettre cette formation, très concrètement ? Là encore, il est important de dépasser le simple “il faut faire attention” pour définir des objectifs pédagogiques clairs et opérationnels. Le premier objectif est de faire prendre conscience de la réalité du risque “ordinaire”. Beaucoup de salariés considèrent que les chutes de plain-pied ne sont pas “de vrais accidents”, ou pensent qu’elles ne concernent que les personnes inattentives. La formation doit donc commencer par déconstruire cette idée. En montrant des exemples concrets, en expliquant les mécanismes des chutes et les conséquences possibles, elle permet de replacer ce risque au bon niveau. Il ne s’agit pas de dramatiser à l’excès, mais de rappeler que des gestes très simples peuvent éviter des conséquences très lourdes. Le deuxième objectif est de travailler sur les comportements et les réflexes. Les chutes de plain-pied sont en grande partie liées à l’environnement (sols, obstacles, éclairage), mais les comportements jouent aussi un rôle central. Marcher en regardant son téléphone, transporter un objet qui masque la vision, se précipiter d’un rendez-vous à l’autre, ne pas signaler un sol humide ou un défaut de revêtement sont autant de situations sur lesquelles la formation peut agir. L’enjeu est de donner aux participants des repères simples pour adopter des comportements plus sûrs, sans alourdir inutilement leur quotidien. La formation doit également encourager la prise d’initiative. Un salarié qui repère un danger doit se sentir légitime pour le signaler, le baliser temporairement, voire le corriger si c’est à sa portée (par exemple, ramasser un carton placé dans une allée ou enrouler un câble qui traverse un passage). En ce sens, la formation ne se limite pas à la transmission de consignes descendantes, elle vise à développer une culture partagée de vigilance. Enfin, un troisième objectif majeur est d’impliquer les managers de proximité. Ce sont eux qui organisent le travail, qui définissent les priorités, qui arbitrent entre productivité et sécurité au quotidien. S’ils ne sont pas convaincus de l’importance de la prévention des chutes de plain-pied, il sera difficile de faire évoluer durablement les pratiques. La formation doit donc leur donner des outils pour intégrer ce risque dans leurs routines de management : inspection visuelle régulière des zones de circulation, rappel des règles en début de réunion, traitement des remontées de terrain, arbitrages sur le rangement. Une formation efficace sur les chutes de plain-pied n’est donc pas seulement un “module sécurité” de plus, mais un levier pour transformer la manière dont chacun regarde son environnement de travail, se déplace, signale les dangers et organise les espaces.  

4. Contenus pédagogiques à intégrer

Pour atteindre ces objectifs, le contenu de la formation doit être soigneusement construit. Il ne s’agit pas d’aligner des règles abstraites, mais de proposer un parcours qui fasse du sens pour les participants et qui s’appuie sur leur réalité. Un premier bloc de contenu consiste à rappeler le cadre réglementaire et les responsabilités de chacun. L’employeur a l’obligation de mettre en œuvre des actions de prévention, d’information et de formation adaptées aux risques auxquels les salariés sont exposés. Cela inclut l’aménagement des lieux de travail, l’entretien des sols, l’organisation des circulations. Les salariés, de leur côté, ont le devoir de prendre soin de leur santé et de leur sécurité, ainsi que de celles de leurs collègues, et d’utiliser correctement les dispositifs de protection mis à leur disposition. Ce rappel n’est pas là pour “culpabiliser”, mais pour poser un cadre commun : la prévention des chutes de plain-pied est une responsabilité partagée. Un second volet du contenu porte sur les bonnes pratiques. Plutôt que d’énoncer des recommandations de façon abstraite, il est plus efficace de les relier à des situations concrètes. Le rangement est un bon exemple. Dans un entrepôt, la formation peut illustrer comment une palette laissée dans une allée pour “juste quelques minutes” crée une situation à risque. Dans un bureau, un carton posé dans un passage parce que “on ne sait pas encore où le mettre” peut suffire à provoquer un accident. En montrant ces situations et en discutant des alternatives (désigner des zones de stockage temporaires, définir des règles claires sur les allées qui doivent rester dégagées), la formation aide à intégrer le rangement comme un acte de prévention, et pas seulement comme une question d’ordre. L’éclairage fait partie des sujets souvent minimisés, mais essentiels. Un couloir mal éclairé, un escalier sombre, un parking où l’on distingue mal les bordures augmentent fortement le risque de chute. La formation peut inviter les participants à porter un regard nouveau sur ces aspects, à signaler les défauts et à comprendre comment une amélioration de l’éclairage peut réduire les accidents. La signalisation, qu’elle soit temporaire ou permanente, constitue un autre chapitre important. Un sol fraîchement lavé doit être signalé de manière visible et pertinente, surtout dans les zones de passage. Les différences de niveaux, les marches, les seuils peuvent être mis en valeur par des bandes contrastées. Là encore, l’enjeu de la formation est de donner des repères et de susciter des propositions d’amélioration. Les équipements de protection individuelle, notamment les chaussures, méritent également un focus. Dans certains environnements, le port de chaussures fermées, adaptées au type de sol et aux risques (antidérapantes, par exemple), fait partie intégrante de la prévention des chutes de plain-pied. La formation peut rappeler les critères de choix, expliquer pourquoi certaines chaussures de ville sont inadaptées, et inviter à vérifier la cohérence entre les règles internes et la réalité des métiers. Pour rendre ces contenus vivants, l’utilisation d’études de cas, de photos de terrain et d’exercices pratiques est particulièrement efficace. Montrer des photos prises dans les locaux de l’entreprise, anonymisées si nécessaire, permet aux participants de reconnaître immédiatement leur environnement. Ils peuvent alors analyser ensemble les situations, repérer les dangers, proposer des solutions. Cette approche participative renforce l’appropriation des messages. Des exercices sur le terrain peuvent également être intégrés. Par exemple, un groupe de participants peut être invité à parcourir une zone donnée (un couloir, une partie d’entrepôt, un parking) avec pour mission d’identifier tous les facteurs pouvant favoriser une chute de plain-pied. Le retour en salle permettra de mettre ces observations en commun, de les croiser avec les retours des autres groupes, et de prioriser les actions à engager. La formation devient ainsi un moment concret de diagnostic et d’amélioration, et non un simple temps de sensibilisation déconnecté du quotidien.  

5. Intégrer cette formation dans une démarche globale de prévention

Pour que la formation aux chutes de plain-pied produise des effets durables, elle doit s’inscrire dans une démarche globale de prévention plutôt que d’être une action isolée. Le lien avec le document unique d’évaluation des risques (DUERP) est, à ce titre, fondamental. Les situations à risque identifiées lors de la préparation ou de la mise en œuvre de la formation doivent être intégrées au DUERP ou mises à jour si elles y figurent déjà. Les actions décidées à l’issue des sessions – par exemple, amélioration de l’éclairage, modification des circuits de circulation, achat de tapis antidérapants, rappel des règles de rangement – doivent être tracées et suivies dans le plan d’actions. La formation est également un levier important dans le parcours des nouveaux arrivants. Trop souvent, l’accueil sécurité se concentre sur des risques plus spectaculaires, en oubliant les chutes de plain-pied alors même que les personnes qui découvrent un site sont particulièrement exposées : elles ne connaissent pas les lieux, ne repèrent pas encore les pièges, ne savent pas quelles zones sont à risque. Intégrer un module spécifique ou, au minimum, un temps de sensibilisation aux chutes de plain-pied dans le parcours d’intégration est une bonne pratique. Cela peut passer par une visite guidée en mettant l’accent sur certaines zones sensibles, accompagnée de consignes concrètes. Le suivi des indicateurs de sinistralité liés aux chutes de plain-pied constitue enfin un élément clé pour mesurer l’efficacité du programme de formation et l’ajuster au fil du temps. Il peut s’agir du nombre d’accidents déclarés, mais aussi du nombre de presqu’accidents remontés, du volume de signalements de situations à risque, ou encore du temps de traitement de ces signalements. Une baisse des accidents combinée à une augmentation des remontées de terrain peut, par exemple, traduire une culture de vigilance plus développée. Au-delà des seuls chiffres, les retours qualitatifs des participants méritent d’être pris en compte. Les ressentis exprimés à chaud en fin de session, mais aussi les feedbacks recueillis quelques mois plus tard, permettent de vérifier si la formation a réellement modifié les pratiques. Des échanges avec les managers de proximité peuvent également apporter un éclairage précieux : observent-ils des changements concrets dans leur équipe ? des réflexes nouveaux en matière de rangement, de signalement, de vigilance ? En intégrant la formation aux chutes de plain-pied dans le DUERP, dans les parcours d’intégration, dans les plans d’actions annuels et dans le suivi des indicateurs, l’entreprise en fait un levier structurant de sa démarche de prévention. Ce qui pouvait sembler au départ un “petit” risque de la vie quotidienne devient alors un sujet traité avec professionnalisme, au même titre que les autres risques majeurs. Et c’est souvent là que se joue une partie essentielle de la culture sécurité : dans la capacité à prendre au sérieux les risques ordinaires, parce qu’ils sont précisément ceux qui font le plus de dégâts lorsqu’on les néglige.
 

Vous pourrez également apprécier …